Traite des mineurs roumains en migration :
réalité et processus
Cet article a
pour objet l’analyse et la compréhension des mécanismes conduisant à l’exploitation des mineurs roumains migrants.
Pour mener à bien notre recherche
nous avons eu recours[1] à :
-
des observations et des entretiens avec les jeunes,
leur famille et les organisations chargées de leur protection dans le pays
d’origine et les pays de destination,
-
des travaux scientifiques,
-
des articles de presse et autres documents informatifs.
Le thème choisi pouvant inciter
au jugement de valeur, deux écueils sont à éviter : la stigmatisation de
l’ensemble des migrants roumains et une lecture culturalisante des Roumains
et des Roms justifiant ou excusant la situation sans chercher à l’analyser.
Pour le premier point, il est
facile de démontrer à l’aide de quelques chiffres que la population qui nous
intéresse est ultra minoritaire comparée à l’ensemble de la diaspora roumaine
souvent invisible pour le grand public car extrêmement bien intégrée. D’après
le recensement de la population roumaine de 2002, la diaspora pour l’Europe de
l’Ouest est comprise entre 4 et 7 millions de personnes. Les groupes qui
présentent des risques d’exploitation de mineurs représentent un pourcentage
inférieur à 5% de cet ensemble. Il faut donc se garder de toute généralisation
stigmatisant l’ensemble des migrants roumains aux profils, par ailleurs, très
hétérogènes (cadres supérieurs, étudiants, réfugiés politiques, entrepreneurs,
ouvriers,…). Concernant les Roms roumains nous pouvons aussi rappeler que le
mythe de l’exode vers l’Europe de l’Ouest est inexact car parmi les estimations
les plus hautes, la migration représenterait un maximum de 10% de migrants de
cette population estimée à environ à deux
millions de personnes[2].
S’agissant de la distinction
entre Roumains non roms et Roms, nous avons choisi de décrire les stratégies
mises en place par des groupes de migrants sans y faire référence. En effet, l’hétérogénéité
culturelle entre les différents groupes de Roms roumains et les Roumains entre
eux rend toute tentative vaine et stigmatisante. Par ailleurs, le choix des
stratégies liées à la migration étant limité, de nombreux groupes, bien que
culturellement différents, optent pour des comportements similaires.
Ces précautions étant posées, il
est important de bien préciser les limites de cet article. Pour mieux décrire
les processus nous avons opté pour des simplifications historiques, économiques
et sociologiques. Les stratégies décrites sont parmi les plus courantes mais
sont loin d’être exhaustives. Pour des questions de clarté, elles sont présentées
de manière distincte et chronologique cependant, dans la pratique, de
nombreuses combinaisons existent.
Les deux premières parties de cet
article portent sur les processus d’adaptation de certains groupes aux
changements socio-économiques de la Roumanie conduisant à la traite des mineurs.
Une fois le cadre macro présenté, nous aborderons plus en détail les stratégies
familiales et individuelles d’entrée et de sortie des systèmes d’exploitation.
I/ Redistribution des cartes
sociales et apparition de stratégies de migration à risque d’exploitation des
mineurs
La chute du régime communiste et
le passage vers l’économie de marché ont eu pour conséquence une réorganisation
sociale profonde. Les catégories de la population active roumaine les plus
affectées par ces changements ont été les ouvriers, les paysans et les
artisans. Dans ces trois groupes nous trouvons des Roms et des Roumains non roms.
Pour ces personnes, la perte de leur emploi suite aux restructurations des
entreprises d’Etat et au démantèlement de l’industrie agricole associée à une
absence de protection sociale les a contraint à un retour à la terre ou à des
travaux manuels particulièrement épuisants[3]. Parmi
ces catégories, la migration est souvent devenue l’unique stratégie rêvée de
promotion sociale et le moyen d’échapper à des activités subies, peu
rémunératrices et souvent pénibles.
Jusqu’aux années 2000,
c'est-à-dire avant la suppression des visas courts séjours[4],
accéder à l’espace Schengen pour les Roumains issus des campagnes et sans
qualification nécessitait une véritable logistique et un solide réseau de
connaissances. Certains villages se sont alors organisés autour de la
migration. Parmi les premiers Certeze (jud. Satu Mare), nord-ouest du pays est
sans doute le plus connu mais on trouve également Separaus (jud. Arad), à
l’ouest, d’où viennent les Roms de Montreuil, Borsa et Marginea (jud. Suceava), à l’est, à Milan, Corod (jud. Galati), au sud-est, à Padoue, Sambata de Sus (Tara Fagarasului),
au nord, à Rome et dans la région du Lazio, Dobrotesti (jud. Teleorman), au
sud, à Coslada, près de Madrid, Dragasani (jud. Valcea), au sud, à Jérusalem[5]…
Ces villages ont souvent pour caractéristiques
communes :
-
une habitude de la mobilité antérieure à la période
communiste, pour exporter leur force de travail,
-
un sentiment identitaire fort amenant les villageois à se
considérer comme appartenant à une minorité. Cette position est souvent
confortée par l’adoption d’une religion différente de l’Orthodoxie.
-
un conformisme des individus aux stratégies adoptées par
le groupe.
Dans ces communes que l’on peut
qualifier de pionnières, l’aspect normatif du groupe crée un processus d’auto-exclusion
du système de protection roumain rendant la migration comme seul avenir
possible. Le mécanisme est le suivant : les adultes partent, les enfants
restent avec leur mère ou leurs grands-parents. Les premiers signes de réussite
matérielle apparaissent dans le village avec la construction des maisons,
confortant alors le groupe dans sa stratégie
migratoire. Les enfants sont de moins en moins motivés par l’école car
ils savent déjà que pour « réussir » il faut partir. La scolarité
devient optionnelle, les jeunes n’obtiennent pas les qualifications
professionnelles nécessaires pour être employables en Roumanie. En migrant ils
sortent souvent du système de protection sociale car ils ne possèdent pas de
« carnet de travail »[6]
rendant encore plus complexe l’insertion dans le pays d’origine. Une forme de
dépendance à la migration se créée alors, car il n’y a plus vraiment d’autres
alternatives, propice souvent à toutes les dérives pour satisfaire des besoins
matériels de plus en plus importants et irrationnels. Le pillage des
horodateurs parisiens en 2002 par des mineurs venus du pays de Oas (dont une
grande partie de Certeze) en est une illustration spectaculaire. En effet, dès
le début des années 90, des adultes de cette région partent à l’Ouest pour
tenter de gagner de l’argent, certains travaillent dans le bâtiment, d’autres
vendent des journaux à la sortie des magasins. L’argent gagné permet de
construire de nouvelles maisons étage par étage. Les maisons des migrants
impressionnent les villageois restés au pays, à tel point que certaines
familles décident d’envoyer un de leur membre, de préférence des garçons non
mariés en âge de travailler (autour de 16 ans). Certaines personnes voient dans
cette nouvelle main d’œuvre corvéable et facilement manipulable une aubaine
pour gagner beaucoup d’argent. Différents type d’exploitation se mettent en
place : travail au noir d’adolescent, petite délinquance jusqu’au pillage
des horodateurs et la prostitution masculine. Au village, de plus en plus de
maisons neuves et brillantes fleurissent créant une forme de compétition entre
les familles pour savoir qui aura la plus chère. Les villageois qui hésitaient
à envoyer leurs enfants se laissent convaincre et chacun ferme les yeux sur
l’origine de l’argent, ébloui par la réussite matérielle qui fait office de
statut social.
Ce type de migration en groupe a
représenté et représente une stratégie pouvant conduire à l’exploitation de mineurs roumains. Le
glissement de la migration de groupe à l’exploitation apparaît lorsque des
intermédiaires, issus souvent du même village, utilisent une catégorie
vulnérable permettant de contourner la législation du pays de destination pour
s’enrichir. Après un relatif développement économique et une meilleure
information des familles, cette phase a tendance à s’arrêter, les familles ne
voulant plus se soumettre à quelques individus. Chacun reprend alors sa part
d’autonomie par rapport au groupe et met en place ses propres stratégies. On
passe d’une phase que nous appellerons « d’exploitation collective »
à une phase « d’émancipation familiale » voire une phase
« d’émancipation individuelle ». Les adultes ont trouvé des « patrons »,
le fils placé dans une institution a fini sa formation ; les membres de la
famille décident de continuer ensemble ou chacun prend ses distances. Au final
le groupe villageois va se normaliser et chaque famille s’insérer aussi bien
dans le pays d’origine que de destination. Cependant, cette phase d’adaptation
est souvent très lourde de conséquence pour ceux qui la vivent. De nombreux adultes
connaissent de sérieux problèmes médicaux tandis que beaucoup de jeunes qui
n’ont pas réussi leur insertion dans les pays de destination s’installent
durablement dans l’errance et les activités de survie en y laissant leur santé
physique et parfois mentale.
II/ Ouverture des
frontières : apparition de populations plus vulnérables et développement
des systèmes d’exploitation
A partir de 2002[7], la
Roumanie est rentrée dans une phase de privatisation massive et d’économie de
marché peu régulée. Les conséquences ont été une augmentation des prix de l’énergie et des biens de consommation. Par
ailleurs, à partir de 2007, avec l’entrée du pays dans l’UE, le modèle
d’agriculture familiale dans lequel s’est réfugiée la partie de la population
la moins qualifiée n’est plus adaptée aux nouvelles normes à respecter et
entraîne par conséquence l’impossibilité de vendre aux filières agricoles et
agro-alimentaires. Les campagnes doivent à nouveau trouver des stratégies de
subsistance avec un Etat qui offre une protection insuffisante aux populations
les plus démunies. Sans véritable allocation et couverture santé, avec des
qualifications rendues obsolètes, gagner suffisamment d’argent est de plus en
plus difficile. La migration devient alors une des solutions, plus accessible qu’auparavant,
grâce à la libre circulation. Cette nouvelle donne va représenter une aubaine
pour des migrants mal intentionnés et déjà installés qui vont s’imposer, contre
rémunération, comme intermédiaire dans toutes les étapes du projet migratoire. Dans
ces groupes de population qui décident de partir en famille ou d’envoyer leurs
enfants gagner de l’argent à l’étranger, l’absence de réseau de connaissances
fiable sur place va souvent entraîner le
processus d’exploitation des mineurs. Ces familles arrivent à l’étranger dans
des situations difficiles, un contexte très concurrentiel et un environnement
hostile :
-
enfants déscolarisés en Roumanie souvent dès les
classes primaires et parents possédant un niveau d’éducation faible,
-
saturation dans les pays de destination du
marché du travail au noir et accès au marché de l’emploi légal extrêmement
complexe[8],
-
structuration de la migration par des
compatriotes rendant tous services monnayables pour les personnes ne disposant
pas de réseaux familiaux,
-
apparition de systèmes d’exploitation très élaborés
qui rendent des familles prisonnières de certains groupes.
-
enfin diminution de la protection sociale dans
les pays de destination.
La contribution des mineurs
devient alors, petit à petit, nécessaire aux revenus familiaux. Leur capacité à
ramener de l’argent étant souvent plus importante que celle des adultes,
particulièrement dans les périodes de chômage massif, différents groupes
cherchent à récupérer ces jeunes à des fins d’exploitation.
III/ Les différentes formes
d’exploitation familiale
En fonction des contraintes que connaît
la famille le recours au travail des mineurs est très variable. S’il faut
rappeler que la majorité des familles de migrants tente de tout faire pour
permettre à leurs enfants de suivre une scolarité normale, certains groupes
démunis se retrouvent face à des impératifs économiques qu’ils ne savent pas résoudre
sans utiliser l’ensemble des membres de la famille y compris les plus jeunes.
Dans la plus grande majorité des
situations les familles contractent quelques dettes auprès de voisins et ont
besoin de revenus pour assurer le quotidien. Les sommes sont variables et les
enfants aident leurs parents après l’école et le week-end en faisant la manche
ou en vendant des fleurs. Cette pratique concerne en grande partie des familles
roms, dont la mère et les enfants assurent au quotidien les besoins financiers pour
les dépenses courantes de la famille.
Parmi les groupes arrivés
récemment, ne bénéficiant pas d’un réseau d’aide, certains doivent payer chaque
mois un prix de séjour élevé, ce qui crée une pression sur tous les membres de
la famille. Les mineurs sont mis à contribution et souvent, le temps nécessaire
pour réunir cette somme a pour conséquence une absence de scolarisation ou
l’orientation vers des activités dangereuses (travaux pénibles, mendicité
jusqu’à des heures tardives, vols, prostitution). Pour échapper à ces
différentes formes de rackets, des familles qui ne possèdent pas de réseaux
pouvant les aider décident de sortir du groupe souvent en habitant dans des
logements extrêmement précaires mais gratuits puis se tournent vers les
services sociaux afin d’obtenir un minimum de protection sociale. A Paris,
plusieurs familles avec des enfants très jeunes se sont installées sur le
parvis de la gare du Nord au début de l’hiver 2008 pour ne plus payer
d’intermédiaire. D’autres décident de tenter leur chance dans d’autre pays ou
repartent en Roumanie en attendant de nouvelles opportunités.
Les systèmes liés à la Kamata[9] (système
de dette) font peser des menaces sur la famille et conduisent à des formes
d’exploitation très violentes pour les enfants. Contrairement à des emprunts
classiques les kamatas les plus durs ont pour fonction de rendre totalement
dépendant une famille de son prêteur ou bien de confisquer la maison. Ce
système repose sur des taux d’intérêts exponentiels et le choix de familles
incapables de rembourser. La pratique de la Kamata se retrouve surtout dans les
régions du sud et sud-ouest de la Roumanie. Elle est particulièrement dirigée
vers des populations mal informées voulant migrer. Dans certains villages au
sud de Craiova, les kamatari proposent aux candidats au départ de prendre en
charge tous les services liés à la migration : le transport, l’établissement
de documents d’identité, le logement dans le pays de destination… La famille
qui ne pensait payer que quelques centaines d’euros pour son voyage se retrouve,
dès son arrivée en France, à devoir rembourser des sommes pouvant atteindre
plusieurs milliers d’euros. La durée du prêt est d’un mois au-delà la somme
double. Les kamatari mettent ainsi la famille sous pression en créant une
situation de stress liée à la date de remboursement et à des menaces physiques.
Les enfants sont souvent les premières victimes, obligés de ramener de l’argent par tous les
moyens y compris le vol et la prostitution dès le plus jeune âge. Au final ce système prend la forme d’un
réseau d’exploitation sans que les kamatari courent de gros risques car les
familles sont volontaires au départ et les menaces demeurent quasi-impossibles
à prouver[10].
Enfin depuis 2007, les
associations et les autorités roumaines constatent une augmentation sensible du
recrutement des mineurs directement en Roumanie à des fins d’exploitation
sexuelle ou d’exploitation par travail. La cible privilégiée des recruteurs
concerne des familles pauvres, vivant à la campagne, n’ayant pas les capacités de
partir à l’étranger et très peu informées des risques liés à la migration. Ces
derniers utilisent en majorité la tromperie[11] pour
convaincre la famille d’accepter de leur confier leur enfant afin qu’il est un avenir
meilleur en Europe de l’Ouest.
IV/ Stratégies
d’autonomisation des mineurs exploités
Il est intéressant d’observer les
différentes stratégies mises en place par les jeunes pour sortir des situations
d’exploitation[12]. Nous commencerons cette
présentation par les stratégies les plus dangereuses pour finir sur des
parcours d’insertion beaucoup moins problématiques.
L’autonomisation via le groupe
des pairs. Cette stratégie est commune aux mineurs qui pendant plusieurs
années ont pratiqué des activités de vol ou de prostitution soit avant leur
départ à l’étranger soit à leur arrivée dans les pays de destination. Au fur et
à mesure de leur parcours migratoire ces jeunes coupent les liens avec leur
famille, les institutions (école, protection de l’enfance), et s’allient avec
des compatriotes, rencontrés la plupart du temps dans les pays de
destination, pratiquant les même
activités. Ces jeunes reconstituent alors un système qui leur est propre pour
le logement, la nourriture et les activités rémunératrices mais précaires car
très peu stable. En fonction des opportunités et des rencontres, ils sont
amenés à se déplacer d’un pays à l’autre. Après plusieurs années de ce
fonctionnement, beaucoup rencontrent de gravies problèmes de santé physique et
mentale. Une partie continue leur carrière dans l’errance en alternant délinquance
et séjours en prison. D’autres tentent de sortir, souvent en se rapprochant des
institutions pour régler des problèmes de santé ou en renouant des liens
communautaires à travers un mariage et/ou des enfants.
L’autonomisation via le groupe
de compatriotes. Il s’agit ici de jeunes migrants qui ont réussi à se
constituer un réseau local de connaissances, pas forcément très important, mais suffisamment pour pouvoir se placer en
tant qu’intermédiaire et profiter de cette position pour obtenir une
rémunération. Cela peut aller, de la « location » d’un squat à d’autres
compatriotes, la mise en relation avec des patrons, la délivrance d’adresses
pour des services sociaux. Avec les années, ces activités peuvent se développer
plus ou moins dans la légalité via un travail saisonnier[13] chez
des patrons locaux, l’achat d’un minibus pour transporter des personnes, la
création d’une entreprise de bâtiment… ou basculer dans des activités d’exploitation
des compatriotes en « louant » des terrains à plusieurs dizaine de
familles, en recrutant pour des patrons de la main d’œuvre facile à exploiter,
en prêtant de l’argent à des taux usuraires…
L’autonomisation via
l’insertion dans le pays de destination. Il s’agit de mineurs à risque
d’exploitation, ayant accédé rapidement à une formation dans le pays de
destination et ont obtenu un diplôme[14]. Ces
derniers se comportent alors comme la très grande majorité des migrants en
décidant de travailler dans le pays de destination ou de monter une affaire
tout en envoyant de l’argent à leurs proches.
Retour en Roumanie. Pour
une partie des jeunes, la désillusion quant aux perspectives à l’étranger, la
maladie ou le décès d’un proche les décident à rentrer en Roumanie. En fonction
des perspectives de réintégration du système roumain (scolarité, accès à
l’emploi) et de la situation familiale, le jeune va reporter ou non son projet
migratoire. Beaucoup choisissent à terme un rythme saisonnier alternant les
périodes à l’étranger et en Roumanie.
Quant aux filles victimes
d’exploitations sexuelles, elles peuvent opter pour la stratégie d’autonomisation
via le groupe de compatriotes mais sur un mode limité en prenant une
position plus dominante dans le réseau (encadrement d’autres filles). La
véritable sortie de réseau passe souvent par une protection, via une
institution, permettant une insertion dans le pays de destination ou d’origine.
En guise de
conclusion nous prendrons une situation rencontrée qui illustre les processus
conduisant à l’exploitation des mineurs.
Le cas du village roumain
« T » ou l’illustration des risques liés au désengagement des
pouvoirs publics au niveau européen
Le village T est relativement pauvre
et isolé des axes principaux. La majorité de ses habitants avait pour métier la
confection de briques en terre. Les changements économiques ayant rendu cette
spécialité obsolète, les villageois, à court d’argent, n’ont pas eu d’autre
choix que de devenir journaliers dans les fermes voisines. Face à
l’augmentation du coût de la vie et à la dégradation du système scolaire
roumain[15], les
parents décident de ne plus envoyer les enfants à l’école préférant les faire
travailler pour répondre aux besoins d’argent. Les responsables d’établissement
scolaire laissent faire tout en inscrivant artificiellement les enfants pour ne
pas avoir de problème avec les parents et leur hiérarchie ministérielle. Ces
familles sont ensuite « recrutées » par des villageois revenus de
l’étranger leur proposant de faire des travaux agricoles en Italie mieux payés.
De nombreuses familles acceptent mais certaines, n’ayant pas d’argent, contractent des emprunts auprès de kamatari.
Pour rembourser les dettes familiales, les enfants et certains parents se
retrouvent à travailler 10 à 12 heures par jour dans des exploitations
agricoles du sud de l’Italie. Malgré le jeune âge de certains de ces enfants,
personne ne signale cette situation aux autorités de protection de l’enfance
italiennes. Plusieurs enfants sont ensuite envoyés à Berlin et contraints à
voler ou à se prostituer afin d’augmenter les gains ou de sortir de la dette
qui double chaque mois. Les autorités mettent près de 6 mois à réagir puis par
une action conjointe des services sociaux et de la police les activités de ces
mineurs sont de plus en plus contraintes. Le groupe se déplace alors à Paris
privilégiant la prostitution des mineurs (âgés de 11 à 16 ans). Les autorités restent
passives pendant de nombreux mois malgré les signalements des associations…
Au final, on observe que dans
l’ensemble des pays européens traversés par ce groupe, malgré une
situation inacceptable, les autorités n’ont pas réagi pour diverses raisons :
-
acceptation de la situation car désengagement massif de
l’Etat du secteur de la protection de l’enfance (dans l’exemple cas de l’Italie
et de la Roumanie),
-
rigidité des systèmes de protection rendant tout
dispositif expérimental très lent à se mettre en place (dans l’exemple cas de
la France),
-
action de la police davantage motivée par la
préservation de l’ordre public que par la protection des mineurs (France et
Allemagne),
-
difficultés de coopération interinstitutionnelle
(France),
-
absence de coopération européenne des diverses
institutions.
Bien que le phénomène de traite
possède des causes structurelles difficiles à résoudre, il est frappant de
constater que le degré d’exploitation est amplifié par les vides
institutionnels aussi bien en Roumanie que dans les pays de destination. Cette
observation peut facilement être généralisée à des formes d’exploitation
similaires impliquant d’autres nationalités.
Les dysfonctionnements accablants
de notre exemple sont malheureusement assez révélateurs des intentions réelles
des Etats européens à s’attaquer véritablement à la lutte contre la traite et
semblent nous rappeler que la protection des victimes ne doit pas se limiter à
des discours convenus mais suppose des choix politiques où de nombreuses
réponses restent toujours à construire.
[1] Une partie des recherches
documentaires et certains entretiens ont été effectués par J-P Légaut.
[2] Le nombre des Roms en
Roumanie oscille entre 400 000 d’après le dernier recensement et 3
millions selon les estimations les plus hautes. Le chiffre de 2 millions est
souvent celui retenu par des organisations comme le PNUD, la Banque mondiale…
[3] De
nombreuses entreprises étrangères de confection se sont implantées en Roumanie
dans les bassins d’emploi les plus touchés par le chômage, notamment les
entreprises textiles italiennes de LONE (assemblage de pièces pré-découpées à
l’étranger) pouvant faire travailler les ouvrières 12h par jour, 6 jours sur 7.
[4] 1er
janvier 2001
[5] Etude de
cas sur les migrants de Dobrotesti (Teleorman), Ianela Vlase (Vrancea), Bosanci
(Suceava), Oas rapportée par J-P Légaut.
[6]
Document nominatif où est noté la durée du travail et la fonction. Il est
nécessaire pour obtenir les indemnités chômage, la retraite et sert au calcul
de la rémunération.
[7] Pendant
près de 10 ans la Roumanie a cherché une troisième voie entre économie
planifiée et économie de marché, les restructurations notamment dans les
secteurs comme l’énergie, à la différence de pays comme la Pologne ou la
République Tchèque, n’ont démarré qu’au début des années 2000.
[8] En
France, l’accès à l’emploi pour les Roumains et les Bulgares fait l’objet de
restrictions pendant la période transitoire dans laquelle se trouvent ces deux
pays. En pratique, malgré une liste de métiers dits « en tension » la
procédure pour une embauche légale reste longue, compliquée et variable d’un
département à l’autre.
[9] Dès
la fin des années quatre-vingt, certains Roms du Sud de la Roumanie notamment
ceux provenant de la région de Craiova, ont converti les métaux précieux qu’ils
possédaient en devises étrangères et se
sont transformés en prêteurs. Le système bancaire n’étant pas encore
véritablement en place et l’accès aux devises étant extrêmement limité ces
derniers sont devenus incontournables notamment pour les entrepreneurs roumains
(non roms pour la plupart). Ils ont pris le nom de Kamatari (les « taux
d’interêt » en serbe) ou Dobandari (même signification mais en roumain).
Rapidement ils ont amassé des sommes d’argent très importantes et surtout ont
établi des réseaux de connaissances à tous les niveaux de pouvoirs
(économiques, politiques et judiciaires) les mettant à l’abri de toutes
poursuites. Le système avec les années s’est perfectionné devenant pratiquement
sans risque pour les prêteurs et de plus en plus rémunérateur.
[10] BOT Malin, Mafia
camatarilor, Humanitas, Bucuresti,
2004
[11] On distingue quatre méthodes différentes de
« recrutement », la plus fréquente est la promesse d’un travail bien
payé à l’étranger. Parfois, le recruteur fait payer la prestation proposée
(voyage, logement et travail assuré) à
l’arrivée, pour être plus crédible ou pour faire de la dette ainsi contractée
un moyen de pression par la suite. Les trois autres méthodes sont la séduction,
un homme se met en concubinage avec une fille pour pouvoir l’emmener à
l’étranger et la prostituer, le kidnapping ou encore le recrutement de
prostituées « expérimentées » en quête de la protection d’un
proxénète et de bénéfices supplémentaires. Source : compilation d’articles
de presse roumaine locale synthétisée
par J-P Légaut.
[12] Ces
observations ont été effectuées lors de mon travail depuis plusieurs années à
l’association Hors la Rue qui rencontre chaque année environ 250 nouveaux
jeunes provenant en majorité de Roumanie.
[13]
Beaucoup de jeunes ayant appris la langue et trouvé un travail chez des
« patrons » pendant leur séjour optent, après avoir fondé leur
famille, pour un rythme saisonnier. Ce système offre de nombreux avantage car
les enfants peuvent suivre une scolarité normale au pays et les gains à
l’étranger restent supérieurs aux possibilités en Roumanie.
[14]
« Que sont-ils devenus ? », étude du Credoc coordonnée par
R.Bigot, portant sur 100 jeunes passés par l’association Hors la Rue et l’ASE
de Paris. Les résultats pour les jeunes ayant accepté le placement sont très
encourageants car la grande majorité renonce aux activités dangereuses ou
délinquantes qu’ils pratiquaient avant et obtiennent des qualifications
professionnelles dans plus de 90% des cas.
[15] La
raison principale est liée à la faiblesse de la rémunération des professeurs
dont le salaire ne suffit pas toujours à couvrir les besoins de base. Ces
derniers sont souvent obligés de pratiquer d’autres activités parallèles ou
préfèrent démissionner pour des emplois mieux rémunérés.
OLIVERA M, Romanes, on l’intégration traditionnelle des Gabori de Transylvanie, thèse de doctorat en ethnologie, Univsersité Paris X, 2007
PORUMB A, (et alii), Rewiew of Donor Support for the NGO Sector in Romania, Princess Margarita Romanian Fondation, Bucarest, 2001.
RUS C, La formation des assistants et médiateurs scolaires roms/tsiganes, Rapport du séminaire de Timsoara avril 2004.
RUS C, La situation des médiateurs et assistants scolaires roms en Europe, Rapport pour le Conseil de l’Europe, 2006
RUS C et ZAETRAN M, Education des enfants roms en Europe – Guide du médiateur / assistant scolaire rom, Ed. Conseil de l’Europe. 2009.
USAID, NGO Sustainability index for Central and Eastern Europe and Eurasia , 13th Edition – juin 2010.
[1] Dans le cadre de l’association Hors la Rue www.horslarue.org
[2] Entretiens réalisés auprès de médiateurs du judeţ de Dolj, de coordinateurs et de MM G.Gheorghe et S.ION de l’association drepate şi fraţie.
[3] Education des enfants roms en Europe – Guide du médiateur / assistant scolaire rom. Ed. Conseil de l’Europe. 2009 http://www.coe.int/t/dg4/education/roma/Source/Guide_FR.PDF
[4] Le concept de la médiation et l’urgence théorique par Michèle Guillaume-Hofnung, cahier du Cremoc n°35
[5] Outre une certaine démotivation du personnel encadrant cela induit, notamment au sein du système de santé, une pratique généralisée de corruption qui fait que si en théorie le système est gratuit, dans la pratique, les plus pauvres n’y ont pas accès. Une étude de la Banque mondiale de 2004 a révélé que la corruption dans le système de santé roumain s’élevé à 300 millions d’euros par an.
[6] Les médiateurs du département de Dolj mettent en avant le fait que la cause principale de non scolarisation des enfants au primaire est liée au manque d’argent des parents pour acheter les vêtements et les fournitures nécessaires.
[7] Dans le cas des médiateurs sanitaires cette cause arrive devant celle sur l’hostilité de la population majoritaire.
[8] Il est difficile d’imaginer un tiers rémunéré par une institution totalement indépendante des deux parties en conflit.
[9] Des 1990 à 2010, près de 800 médiateurs scolaires ont été formés. Actuellement le cursus est assuré par trois principaux organismes sur une période allant de 8 à 10 mois avec des modules relativement similaires.
[10] Voir l’article de M.Olivera Introduction aux formes et raisons de la diversité rom roumaine, In études tsiganes n°38
[11] Les revenus des migrants qui envoient de l’argent à leur famille ne sont quasiment jamais déclarés ainsi que de nombreuses activités rémunérées qui ne font pas l’objet de facture.
[12] Agence National des Roms,
[13] Bureau départemental des Roms
[14] « Un projet même abstraction faite de ses contacts avec la populations est ainsi déjà un ensemble en partie in-cohérent, car doté de cohérences disparates » J-P Olivier de Sardan, Anthropologie et développement, Ed Apad Karthala, Paris, 1998, p 130 (221 p)
[15] « Selon la lettre d’intention à l’accord stand-by citée par MEDIAFAX, le gouvernement roumain s’est engagé devant le FMI à licencier encore 74.000 fonctionnaires en 2010 et au moins 15.000 en 2011, après avoir déjà licencié 27.000 fonctionnaires depuis le début de l’année ». Extrait de la revue de presse du 5 août 2010 de l’Ambassade de France à Bucarest.
[16] La déclaration reconnaît que les « défis » posés par la situation des Roms ont « des implications transfrontalières et appellent par conséquent une réponse paneuropéenne ». Elle souligne néanmoins que la responsabilité première de leur intégration sociale incombe « aux Etats membres dont les Roms sont ressortissants ou dans lesquels ils résident durablement et légalement. Extrait de la déclaration de Strasbourg du Conseil de l’Europe après l’adoption du Plan d’action européen pour l’intégration des Roms le 20 octobre 2010.
[17] L’article 9 du chapitre 3 l’ordonnance 1539 du 19 juillet 2007 du MECT (ministère roumain de l’éducation) définit les attributions des médiateurs scolaires. Parmi la quinzaine de points évoqués plus d’un tiers concerne la collecte de données sur la situation des enfants de la communauté rom.
[18] Les difficultés que connaissent les ONG sont liées à la crise financière que connaît la Roumanie depuis 2009. De plus, pour des raisons historiques, les services sociaux roumains sont souvent réticents à confier certaines missions aux ONG. Le rapport de l’USAID sur la situtation des ONG en Roumanie de 2009 montre que cette tendance se développe au fil des ans. Si l’on regarde les prestations de services assurées par des ONG : en 2006 elles représentées deux tiers, en 2009 elles sont estimées à 50 %. En revanche, toujours selon le même rapport les services auprès des roms sont presque exclusivement assurés par les ONG.http://www.usaid.gov/locations/europe_eurasia/dem_gov/ngoindex/2009/complete_document.pdf
[19] M.Olivera « Romanes, on l’intégration traditionnelle des Gabori de Transylvanie, thèse de doctorat en ethnologie, Univsersité Paris X, 2007