Quels sont les préjugés qui sous-tendent notre manière de parler des Roms ? (extrait conférence)


Conférence lors du colloque des Bernardins en mars 2014 à Paris 

Je partirai du discours médiatique et des expressions que nous utilisons au quotidien sans nous en rendre compte parfois. Derrière chacune d’elles, se cachent des postulats qui biaisent le regard sur les personnes qu’on désigne comme Roms. Démonter ces préjugés implicites sert à modifier les termes du débat public en remettant au centre les réalités sociales occultées par les nombreuses représentations véhiculées.  
Des camps à démanteler ?
On entend souvent parler dans la presse de « démantèlement » de camps ou de campements. Le premier mot se réfère clairement à la sphère criminelle. Normalement on démantèle des filières ou des réseaux criminels mais pas des  camps ou de campement. D’ailleurs, lorsque les médias parlent de personnes sans-papiers, ils utilisent le mot « évacuation ». L’évacuation d’un squatt de Maliens a eu lien à telle heure par exemple. Cette intention particulière à l’égard des prétendus Roms  associe de manière subliminale les Roms aux activités criminelles.
Le mot « camp » est extrêmement chargé. Dans le meilleur des cas, si j’ose dire, il renvoie au nomadisme ou aux camps de réfugiés. Il insinue, alors, que de toute façon « ces gens » s’en iront bientôt ailleurs. Partant de ce raisonnement, il ne devient plus scandaleux que ces habitants, qui font pourtant parti de nos villes, ne bénéficient pas de droits y compris ceux dits fondamentaux comme le droit à l’éducation par exemple. Le mot « camp » fait aussi référence aux camps d’internement, et, en particulier, à ceux mis en place pour les tziganes pendant la seconde guerre mondiale. Il postule une notion d’enfermement (de privation de citoyenneté) et/ou une zone de non-droit. Quand on associe ces deux termes, « démantèlement » et « camp », on désigne uniquement un espace de criminalité et de non-droit. Les personnes qui y vivent sont alors, automatiquement, considérées comme potentiellement dangeureuse et sortent, à nos yeux, du contrat social c'est-à-dire de toute citoyenneté.
Les Roms ou des habitants de bidonvilles ?
L’administration et même les associations parlent régulièrement de 15 000 à 17 000 Roms migrants, ou Roms tout court vivant en France. Ce nombre ne correspond pas à celui de la minorité rom telle que définie par l’Union européenne. Pour l’UE et le Conseil de l’Europe le terme Rom renvoie à une minorité de 10 à 12 millions de personnes qui comprend des Roms « autochtones » (gitans, manouches, sinti, kalé…) et des Roms « migrants » (roumains, bulgares ex-yougoslaves). En France, lorsque les autorités parlent de Roms, elles ne se réfèrent pas à cette minorité au sens de l’UE mais uniquement aux habitants des bidonvilles dont certains d’ailleurs ne sont pas Roms ! Cette association entre un mode d’habitat (le bidonville) et l’appartenance à une minorité (grossièrement définie), fait que lorsqu’un Rom migrant sort d’un bidonville, car il a trouvé un logement il perd sa qualité de Rom. De même, les Roms migrants qui ne sont pas passés par un bidonville ne sont pas non plus considérés comme Rom. Le Rom dit « intégré » car il travaille et vit dans un logement n’est donc jamais comptabilisé dans les 15 à 17 000 Roms ce qui entretient l’illusion que les Roms ne pourront jamais s’adapter à notre société et devenir des citoyens comme les autres.
En dehors du fait qu’on ethnicise une question sociale : celle du mal-logement et des travailleurs européens pauvres qui pourtant ne date pas d’hier[1] on oublie de regarder les flux c'est-à-dire les entrées et les sorties au sein de ces bidonvilles. De la fenêtre de notre voiture ou du RER la présence de ces bidonvilles depuis vingt ans donne l’impression que ce sont sont toujours les mêmes gens qui vivent dans ces lieux. Cela renforce l’impression d’une population in-insérable, condamnée à rester en marge de nos sociétés. Toute proportion gardée lorsqu’on qualifie les cités de  ghetto on procède de la même erreur. Bien que ce soit les mêmes reportages qui se répètent en boucle en moyenne, la population de ces HLM se renouvelle d’un quart tous les 5 ans. Ce ne sont donc pas les mêmes familles, De même, dans les bidonvilles bien que quelques familles y vivent depuis plus de quinze ans, la plupart des habitants qu’ils soient Roms ou non n’y restent que quelques années. Le bidonville n'est donc qu’une étape dans un parcours d’insertion, ce qui n’enlève rien à la dureté des conditions de vie auxquelles ses habitants sont exposés. 

Culturellement incompatibles ?
En France officiellement les minorités n’existent pas. S’agissant des habitants des bidonvilles, qu’on devrait désigner uniquement par leur nationalité (roumaine, bulgare, hongroise, etc.) ce principe constitutionnel est régulièrement bafoué par nos représentants et nous mêmes. Cette exception provient de l’imaginaire collectif développé dès le XIXème siècle en Occident autour de la culture tzigane et maintenant rom. Qu’elle soit positive ou négative cette culture tzigane fantasmée renvoie systématiquement à un négatif de nos propres valeurs (fantasmées aussi). Nous travaillons tout le temps / Ils font la fête tout le temps -  Nous sommes sédentaires / Ils sont nomades - Nous sommes honnêtes / Ils volent, etc.  Si on essaie d’examiner les expressions réelles les plus visibles de la culture tzigane, on s'aperçoit qu’il n’y a pas une culture mais des cultures roms dues à la grande diversité des populations s’auto-désignant comme Roms. Entre la musique lautaresca (tzigane roumaine), le flamenco ou le jazz manouche, musicalement il y a peu d’éléments communs. Au même titre qu’il n’y a pas un seul type de musique tzigane, il n’y a pas non plus une culture rom univoque et uniforme. 
Si l’on revient à « la question rom » c'est-à-dire aux difficultés d’insertion que rencontrent de nombreux Roms, le problème principal proviendrait d’une incompatibilité d’ordre culturelle. Leur pauvreté apparente et leurs difficultés sociales ne seraient pas dues aux bouleversements socio-économiques des vingt-cinq dernières années en Europe de l’Est excluant des couches entières de la population mais à cette fameuse culture rom éternelle et immuable. On retrouve ici le schéma raciste classique où la condition sociale inférieure de l’Autre s’expliquerait uniquement à travers l’origine et la culture c'est-à-dire une nature intrinsèquement différente de nous. Les Roms sont naturellement bons en musique, en danse, etc., comme le démontrent de nombreux films à leur sujet, de même les Noirs sont très doués pour le sport toujours du fait de leur nature différente de la notre. Or, ces affirmations sous-entendent que par nature, pour le reste ils sont beaucoup moins doués que nous ce qui explique du même coup leur marginalité séculaire.
Nomades ?
Le nomadisme est souvent mis en avant concernant les Roms. Pourtant, quand on regarde l’Histoire européenne, les Roms ne sont ni plus, ni moins mobiles que d’autres populations. On les retrouve en proportion égale par rapport à d’autres populations non considérées comme nomades lors des différentes vagues de migrations liées aux persécutions, aux guerres ou à des raisons économiques. Par exemple lors de l’inquisition en Espagne, certaines minorités religieuses sont parties se réfugier dans l’empire austro-hongrois ou ottoman dont, parmi eux, des Roms, des Juifs, etc. Si l’on revient à notre époque, le constat est semblable. Lorsqu’on prend le cas de la Roumanie, de 1990 à nos jours, les Roumains non-roms sont 2 millions à avoir migré en Europe de l’Ouest, soit 10% de la population. Les Roms roumains s’inscrivent dans les mêmes proportions environ 200 000 personnes soit près de 10 % des Roms de Roumanie. Leur comportement n’a donc rien d’exceptionnel par rapport au reste de leurs concitoyens. Il n’y a donc pas un nomadisme atavique qui se serait réactivé lors de la chute du mur de Berlin.  La pratique historique de certains métiers itinérants ou d’activités de commerce a participé à leur image de nomades. Là aussi, que ce soit au sein de l’Empire ottoman ou en Europe de l’Ouest les Roms n’ont jamais été les seuls à exercer des professions qui nécessitaient des déplacements réguliers. De plus, seule une partie d’entre eux,  plus ou moins importante en fonction des époques et des pays, exerçaient ce type d’activité. Là encore, on ne constate pas une mobilité spécifique ou effrénée propre aux Roms. Une autre source de confusion provient du terme  gens du voyage qui part sa signification littérale et l’imaginaire associé continuent à entretenir le mythe du nomade. Or « gens du voyage » désigne une catégorie administrative spécifique qui à l’origine a pour fonction d’encadrer les personnes souhaitant avoir un mode de vie itinérant. Cette catégorie correspond plus ou moins à la minorité rom autochtone définie par les institutions européenne qui correspondrait aux Manouches, Gitans, Yénniches, etc. Dans les faits, les gens du voyage qui continuent à voyager sont souvent ceux qui ont le plus de moyens ! Leur nomadisme se résume, pour l’essentiel, à un voyage pendant les mois d’été pour faire les marchés et participer à des rassemblement chrétiens ou évangélistes. n pourrait éventuellement parler de travailleurs saisonniers mais sûrement pas de nomades errant dans toute l’Europe. D’ailleurs si l’on prend le critère du déplacement la plupart des cadres supérieurs seraient bien plus nomades qu’eux !
Voleurs de poules ?
On connait tous l’expression du « voleur de poules ». Or ce mythe ancien semble sans cesse réactivé à travers l’exposition médiatique de faits divers concernant notamment les filières d’enfants forcés à voler. Là aussi, la généralisation à l’ensemble des Roms marche à outrance. Pourtant, les faits d’exploitation sont loin de concernés uniquement cette minorité. Si l’on regarde la prostitution dans le nord de Paris, on s’aperçoit que la grande majorité des jeunes femmes exploitées sexuellement viennent du Nigéria. Pour autant, il ne viendrait jamais à l’esprit de dire que tous les Nigérians exploitent sexuellement leurs filles.
Pour les Roms, c’est un peu la même chose. Il existe des mineurs roms exploités, certes, mais leur nombre est limité. Ils sont loin de représenter la norme.  Lorsqu’on prend les chiffres de la justice et de la police pour la région parisienne on arrive à une fourchette comprise entre 3 et 10 % de mineurs vivant en bidonville, concernés par ce phénomène. En creux cela signifie qu’entre 90 et 97% des familles dites roms car vivant en bidonville ne sont pas impliquées dans des situations d’exploitation.
Exploiteurs de leurs propres enfants ?
Dans le cadre d’un ouvrage intitulé Délinquants et victimes[2] sur la traite des enfants originaires des Balkans en France et en Europe de l'Ouest, j’ai pu étudier ce phénomène qui n’est autre que le fruit de stratégies de quelques groupes criminels ayant des niveaux d’organisations divers. Le discours politico-médiatique qui consiste à imputer les agissements de ces groupes à la culture rom (fantasmée faut-il le rappeler), dédouane, par la même occasion, les échecs de la Police et de la Justice en matière de poursuite des auteurs. Le plus gênant est qu'il contribue à occulter les responsabilités de la protection de l’enfance concernant ces mineurs victimes. Leur qualité de victimes de traite des êtres humains est niée car ils restent considérés comme prisonniers d’un schéma culturel.
Ces enfant et adolescents victimes sont recrutés par des groupes criminels bien précis, venant de villes connues des polices européennes.  Ce sont des facteurs géopolitiques et économiques particuliers qui ont fragilisé certaines familles permettant à ces groupes criminels de recruter facilement leurs enfants voir la famille toute entière.
Deux exemples illustrent ce processus. Premièrement, les jeunes filles pickpockets dites Hamidovic qu’on observe dans le métro parisien, viennent de Bosnie. Lors du conflit de 1992 à 1995, trois communautés s’y affrontèrent sur une base confessionnelle : les orthodoxes serbes, les catholiques croates et les musulmans bosniaques. Les Roms, relativement bien intégrés sous le communisme de Tito en Yougoslavie, ont alors été rejetés de ces trois camps et furent poussés à l’exode. Ces familles fragilisées, réfugiées dans d’autres région de  Bosnie ou en Italie sont alors devenus beaucoup plus vulnérables aux phénomènes de traite et d’exploitation. Deuxième exemple concernant un groupe de mineurs roumains très visible à Paris qui a pour consigne de distraire l’attention des personnes retirant de l’argent au distributeur de billets pour le leur voler. Tous sont recrutés dans la même localité. Il s’agit d’une petite ville de Roumanie qui au début des années 1990 a vu la principale fabrique locale de briques dans laquelle étaient employés la plupart des Roms, fermer, créant une véritable poche de pauvreté. En 2004, quelques ressortissants de cette commune ont réussi à mettre au point une structure criminelle reposant sur l’utilisation d’enfants. Ils profitèrent alors de leur quartier d’origine pour recruter les enfants de ces familles désœuvrées. De nos jours, ce système continue de perdurer. Peu de donneurs d’ordre ont vraiment été inquiétés. Tandis que les enfants exploités reçoivent régulièrement des peines de prison ferme au lieu d’une véritable protection.
En conclusion, cette communication n’avait pas pour but d’expliquer ou de justifier tel ou tel comportement de personnes désignées comme « Roms ». L’objectif était de déconstruire une partie de nos préjugés afin de permettre au lecteur de ne plus voir un problème rom mais des situations singulières d’hommes et de femmes dont la destinée n’est pas uniquement la marginalité.


Olivier PEYROUX





[1] Dans les années soixante près de 130 000 personnes vivaient en bidonville en majorité originaires du Portgual, d’Espagne et d’Afrique du Nord.
[2] Olivier Peyroux, Délinquants et victimes, la traite des enfants d’Europe de l’Est en France, avant-propos de Robert Badinter, Non Lieu, Paris, 2013.