Le cahier du Courrier des Balkans / n°1
Cahier coordonné par Philippe Bertinchamps et Jean-Arnault Dérens
Peuple, nation ou minorité transnationale, les Rroms incarnent le visage de la misère, du rejet ou encore de ceux qui n’ont jamais pu ou jamais voulu s’intégrer. Nombreux débats et programmes ont agité ces vingt dernières années les instances européennes, les Etats et les ONG pour savoir comment insérer « les Rroms » à la société majoritaire. La vision essentialiste qui a prévalue eu pour effet de réduire ces groupes de familles à d’éternelles victimes ou d’éternels coupables. Or, heureusement, dans la réalité, les sociétés rroms sont bien plus complexes et, dans les Balkans comme ailleurs, les Rroms occupent des places aux différents échelons de la société y compris parmi les artistes ou les intellectuels. Tous les Rroms des Balkans ne sont donc pas pauvres et tous les pauvres de ces pays ne sont donc par Rroms.
Pourtant,
plus que n’importe quelle autre minorité, les Rroms semblent prédisposer à l’exclusion
et à la misère. Ces situations, facilement observables pour n’importe quel
touriste de passage dans les Balkans et bien réelles pour les intéressés qui
les vivent au quotidien, seraient la conséquence d’un mode de vie devenu
anachronique. La culture tsigane, aussi sympathique soit-elle avec ses grandes
fêtes, ses musiciens virtuoses et ses danses exotiques, porterait à la fois le
génie de tout un peuple et sa tragédie qui le condamnerait et le maintiendrait
dans son destin de parias.
Or,
si une partie des Rroms des Balkans vit dans des situations sociales
extrêmement difficiles, les causes ne sont pas forcément à rechercher dans une
tradition fantasmée mais plutôt dans les bouleversements qui ont marqué
récemment cette région. Les Rroms du Kosovo, qui avaient des situations professionnelles
parfois enviables du temps de la Yougoslavie, furent, lors des récents conflits
pour l’indépendance du Kosovo, les grands oubliés de la communauté
internationale. La focalisation sur les Albanais et les Serbes du Kosovo a conduit
les Rroms kosovars sur le chemin de l’exil entre la Serbie, la Macédoine ou
l’Allemagne. Cette dernière a d’ailleurs décidé de les renvoyer dans un pays des Balkans qui n’est plus le
leur, prolongeant un peu plus leur exil. Des causes similaires expliquent
l’exclusion sociale et politique des Rroms de Bosnie rejetés « constitutionnellement »
de leur pays car ne pouvant se définir ni comme Serbes, ni comme Croates ni
comme Musulmans. Aussi, se sont-ils retrouvés exclus de facto du système de protection sociale bosnien. Pour ce qui est
de la Roumanie, les bidonvilles qui sont apparues aux alentours des grandes
métropoles européennes ne sont pas le produit d’un nomadisme ancestral mais
plutôt celui d’un changement de régime politique et économique brutal. Le démantèlement des fermes d’Etat au sortir du
communisme a laissé sans emploi et sans revenu de nombreux Rroms des campagnes.
Pour y faire face ou pour « s’adapter » une petite partie d’entre
eux, environ 10 %, ont décidé de migrer en Europe de l’Ouest s’installant,
faute de mieux, dans des constructions de fortune au bord des autoroutes ou
près des gares de banlieue.
Ces
quelques exemples démontrent que la situation des Rroms dans les Balkans ne
provient pas d’une histoire à part. Elle
est le produit de l’Histoire. D’ailleurs, la « question Rrom » ou le
« problème tzigane » ne sont pas des expressions nouvelles. Elles sont apparues à plusieurs reprises au
cours du siècle dernier. Que ce soit par calcul politique, comme les campagnes de désinformation menées en Roumanie pendant
l’entre-deux-guerres censées prouver la prédilection des Tziganes pour le crime
et la mendicité ou par idéologie totalitaire et raciste, si l’on pense au sort
réservé aux Tziganes pendant la Seconde Guerre mondiale, guerre dont les Tziganes
d’Europe comptent parmi les victimes oubliées ? Quels qu’en soient les
motifs, l’apparition de la « question Rrom » n’est jamais fortuite.
Les
jeunes démocraties balkaniques semblent s’inquiéter
au sujet de leurs populations rroms. Pourtant, elles ne sont pas si nouvelles, les
premières migrations dans la région remontent au XVe siècle. Ce sur quoi nous
devrions nous interroger plutôt c’est pourquoi le « problème rrom »
resurgit maintenant. Les discours nationaux sur les Rroms tout comme les
situations d’exclusion qui les frappent sont rarement le produit du hasard ou
de la fatalité. Ils révèlent, au-delà des difficultés que connaît cette
minorité, des questions profondes qui traversent l’ensemble de ces pays.
La
question de la discrimination des Rroms dans les Balkans suscite bien des questions.
Reflète-t-elle le besoin de boucs
émissaires pour masquer des échecs politiques ? Et, si oui, quels sont ces
échecs ? Ou bien, correspond-t-elle à une tendance ancrée dans la
population qui rejette l’idée d’une société multiethnique ?
La
quasi-impossibilité pour les Rroms de se faire soigner dans les hôpitaux publics
serait-elle liée seulement à un rejet des Rroms ? N’annonce-t-elle pas la privatisation du
système de santé pour l’ensemble de ces sociétés ?
Malgré
eux, les Rroms sont donc amenés à jouer un rôle de révélateurs des enjeux
politiques et sociaux de leurs pays et parfois plus largement de ceux de
l’Union européenne. La crise en France de l’été 2010 en fut une triste
illustration qui donnera le ton de la campagne présidentielle sous le signe du
populisme et du nationalisme xénophobe.
La
question Rrom passionne et renseigne sur l’état de la société tout entière.
Elle aurait même tendance à occulter les sujets qui concernent le devenir des
Rroms. Or, les défis qui les attendent dans les Balkans sont nombreux. Parmi
les principaux figurent l’éducation et la place des femmes, cruciaux pour
l’avenir de ces communautés. La question de la représentation est aussi un
point fondamental. Quelles voix faire entendre ? Quelle
légitimité ? Quelles revendications
faire avancer et comment ?
Loin
de se limiter à un groupe discriminé en particulier, ce recueil d’articles
présenté autour de grandes thématiques comme la discrimination, l’éducation, l’exil,
la mémoire, la situation des femmes rroms, la culture, etc., offre un autre
regard, celui de l’Europe du Sud-Est, sur les nombreux enjeux actuels des
sociétés rroms et balkaniques dans leur complexité, tout en questionnant nos rapports à ces autres Européens.
Olivier Peyroux