Rom : Nomadisme ou Altérité fabriquée ?


Article publié dans la revue au Sud de l'Est juin 2014

Qui sont les Roms ? Depuis plus de deux siècles cette question fascine des aventuriers, des romanciers, des scientifiques, des cinéastes de tout poil qui déclinent à l’infini l’histoire d’un peuple sans terre, aux origines indiennes, errant à travers notre continent sans autre but que de maintenir une culture ancestrale.  Si ces histoires passionnent ce n’est pas tant pour ce qu’on y apprend sur les Roms mais plutôt parce qu’elles mettent en scène des familles qui prennent à contre-pied nos sociétés, qui révèlent nos contingences sociales, qui nous renvoient en négatif notre propre reflet. Cet antagonisme entre eux et nous proviendrait de leur nature, qu’aucun régime ne semble avoir pu réprimer : celui de vouloir rester nomade. Si le rejet d’une vie sédentaire passionne, il suffit en même temps à expliquer tous les maux reprochés aux Roms : leur volonté de rester à la marge, leur économie grise, leur souhait d’échapper au contrôle de l’administration, etc. Le nomadisme est donc la cause principale du rejet des Roms par les gadjés (non roms) et réciproquement. Ce postulat bien établi, intégrer les Roms s’avère impossible car cela supposerait que ces derniers renoncent à leur mode de vie, à leur identité, à leur culture.
Pour encadrer cette aspiration supposée, en fonction des époques, les administrations des pays européens ont oscillé entre deux attitudes : la sédentarisation forcée ou la mise en place de dispositifs particuliers autorisant la mobilité (aire d’accueil ou de grands passages, école itinérante,…) conditionnée par un contrôle social renforcé.
Après 1990, l’Union européenne et le Conseil de l’Europe ont tracé les grandes lignes à suivre par les Etats concernant les politiques d’inclusion des Roms. Derrière le discours garantissant le droit à l’égalité pour cette minorité décidément bien particulière, une volonté de sédentariser ces populations dont la tendance naturelle serait de se déverser vers l’Europe de l’Ouest, transparaissait en filigrane. Les pays, surtout ceux d’Europe de l’Est, se devaient de lutter contre les discriminations visant les Roms et d’être garants de leur inclusion  locale dans la société. Si ces mesures ont pu représenter parfois des avancées, elles avaient aussi pour objectif de vouloir fixer les Roms dans leurs pays d’origine. Les maintenir chez eux de peur qu’ils ne viennent massivement chez nous. En 2007, avec l’entrée dans l’U.E de la Roumanie et de la Bulgarie dont la proportion[1] de Roms est nettement supérieure à celle des autres pays membres, le principe fondateur de la libre circulation entra en contradiction avec cette politique. Il fut donc restreint à travers la prise de mesures spécifiques. Les principaux pays d’Europe de l’Ouest prolongèrent la période transitoire, restreignant l’accès au marché du travail[2], aux ressortissants de ces deux pays pendant 7 ans soit la durée maximale prévue par l’UE. Les Pays-bas, le Royaume Uni, l’Allemagne plaidèrent même auprès de la Commission mais sans succès pour tenter de prolonger cette clause. A titre de comparaison, lors de la précédente vague d’élargissement concernant 10 pays, donc  davantage de travailleurs, et malgré toute la propagande, notamment en France, autour du « plombier polonais », ces mesures furent appliquées par les Etats d’Europe de l’Ouest sur une durée ne dépassant pas 2 ans.

Au niveau national les Roms d’Europe de l’Est, parce qu’ils ne voudraient pas se sédentariser, ont fait l’objet de dispositifs spécifiques relevant d’une terminologie propre. En France la circulaire du 26 août 2012 qualifie l’habitat précaire des populations pauvres d’Europe de l’Est, composées en grande majorité de Roms mais pas uniquement, de « campements illicites » renvoyant explicitement au nomadisme et à la marginalité. Lors des précédentes vagues de migration portugaise, espagnole ou d’Afrique du Nord, malgré un habitat identique, (cabanes, caravanes) le terme bidonville fut employé. En Italie, les aires dédiées à l’accueil de ces populations furent nommées « campi di nomadi ». Tandis que des écoles spéciales (de 1965 à 1982) destinées aux Roms, notamment ceux provenant de Yougoslavie, étaient baptisées « Lacio Drom » (bonne route en romani), etc.    
Or, si ce présupposé continue de conditionner les représentations et les politiques publiques envers ces populations quand est-il de sa réalité ? Ou, autrement dit, les Roms sont-ils vraiment nomades ?
Lorsqu’on regarde la dernière vague de migration des Roms de Roumanie de 1990 à nos jours en Europe de l’Ouest, d’après les chiffres du conseil de l’Europe, leur nombre serait de 200 000, soit 10 % des Roms de Roumanie. Lorsqu’on compare ce chiffre à celui de l’émigration roumaine non rom sur la même période, environ 2 millions de personnes pour 22 millions d’habitants on arrive à la même proportion de 10%. Les Roms roumains ne sont donc pas plus enclins à migrer que les Roumains non roms. 90 % d’entre eux sont restés en Roumanie. Le nomadisme qui semble les caractériser ou le gêne migratoire qui les pousserait à partir inexorablement est, dans les faits, davantage une exception qu’une norme.
La sédentarisation forcée, soit disant, instituée par les régimes communistes ne peut être évoquée comme cause explicative de cette apparente « anomalie » historique. La plupart des Roms roumains, qui concentrent l’essentiel des peurs européennes, ne se sont jamais déplacés. Dans les provinces roumaines de Valachie et de Moldavie, jusqu’à la moitié du XIXème siècle la majorité de Roms avait un statut de rob (esclave). Ils étaient attachés à un maître (clergé, boyards) donc à un territoire. En Transylvanie, une partie d’entre eux était artisans pratiquant épisodiquement l’itinérance à l’intérieur d’un périmètre limité en fonction des opportunités économiques, d’autres journaliers dans l’agriculture, etc.  Si les provinces historiques roumaines ont bénéficié d’un statut particulier sous le joug ottoman[3], les recherches de l’historienne Henriette Asséo[4] démontrent que les Roms, depuis leur arrivée en Europe, au XIVème siècle, quelque soit les pays où ils s’implantèrent, s’inscrivirent, au même titre que les autres populations, dans le cadre des grandes circulations européennes liées aux guerres, aux persécutions, aux opportunités économiques…
En France, les revendications identitaires de non-sédentaire d’une partie des populations manouches, gitanes, yéniches est davantage le produit d’une construction administrative qu’une persistance de groupes roms sans ancrage territorial. Afin de contrôler les familles pratiquant des métiers itinérants dont certains provenaient d’Europe de l’Est, les fameux « Bohémiens », les autorités créèrent en 1912 le statut de gens du voyage. Or, à cette époque les Roms venus de Bosnie, de Hongrie ou de Russie ainsi qu’une partie des Manouches, des Gitans, des Yéniches étaient loin d’être les seuls à avoir des métiers nécessitant l’itinérance.  « Scieurs de long foréziens, maçon de la Creuse, colporteurs, ramoneurs de Savoie et d’Auvergne, marchands de parapluie du Cantal, marchands d’herbes et de plantes, chaudronniers auvergnats formaient une mobilité suspecte et nécessaire »[5]. L’Etat chercha donc à contrôler ces populations dites « nomades » par un statut restrictif dont le carnet anthropométrique fut l’outil principal. Localement les gendarmes chargés d’appliquer ces mesures ne cherchèrent pas à distinguer les groupes dont la filiation anthropologique s’apparentée aux Roms. De nombreuses populations itinérantes, Roms et non Roms furent alors incorporées dans ce statut « gens du voyage », créant a posteriori l’impression d’un groupe ethniquement homogène ayant pour unité un nomadisme revendiqué.
A l’heure actuelle, même si les Gens du voyage se considèrent dans leur discours comme non sédentaires, ils s’auto-désignent d’ailleurs comme « voyageurs » plutôt que nomades,  leur mobilité, lorsqu’elle existe, s’apparente davantage à celle de travailleurs saisonniers. La caravane ne roule que quelques mois dans l’année. Les familles prennent la route au printemps ou pendant l’été pour se rendre aux Saintes maries de la mer ou à des rassemblements évangélistes. Au cours de leur périple, ils en profitent pour faire les marchés.   Le reste de l’année, ils reviennent dans leur région témoignant d’un ancrage territorial fort courant sur plusieurs générations. D’autres, malgré leur habitat en caravane, ne voyagent jamais.  Seuls certains Forains ou Circassiens pratiquent une itinérance réelle en raison de leur activité professionnelle. Ils tiennent pourtant être distingués des Voyageurs.
Pourquoi les Roms sont-ils prisonniers de la figure du nomade ?      
Du XIXème siècle à nos jours, l’altérité incarnée par les Roms, dont le nomadisme est le fondement, se décline à chaque époque sous des noms différents : Bohémiens, Romanichels, Tsiganes, Gitans, Manouches, Roms migrants. Ce mythe se maintient en raison de sa nécessité profonde : il constitue une part de notre identité nationale. Définir une Nation ou plutôt des co-nationaux suppose de désigner des populations autres vivant sur un même territoire. Ces rejets communs de groupes désignés comme différents engendrent un sentiment d’appartenance nationale plus ou moins fort en fonction des périodes historiques. Les travaux de l’anthropologue L.Piasere[6] ont démontré que les Roms servirent de ferments identitaires au XIXème siècle dans le processus de construction des Nations. Leur présence sur l’ensemble des territoires européens fut utilisée comme marqueur pour définir les contours des communautés nationales. En raison de leur nomadisme supposé, les Roms furent considérés comme population allogène n’obéissant pas aux mêmes codes sociaux et aux mêmes valeurs que les nationaux. A la différence des Juifs, jouant un rôle similaire « d’étranger de l’intérieur » cette césure entre Eux et Nous ne s’est pas fondée sur l’appartenance à un peuple, à une race menaçante mais à un mode de vie, une façon d’être au monde radicalement différente puisque opposée à notre sédentarité. Si actuellement en France, les « Juifs » semble avoir été remplacés, dans leur rôle, par les « Musulmans », les migrants pauvres d’Europe de l’Est ont revêtis les habits des Gitans et des Manouches, sans nécessairement que la différence d’origine ait été perçue. Le voleur de poules est désormais un voleur de cuivre capable en même temps d’incarner l’exotisme de proximité.

Alors, si un Rom de Roumanie nous explique que lui et sa famille veulent un logement, n’en peuvent plus d’être déplacés par les autorités et cherchent un travail salarié. On leur demandera si ce sont des vrais Roms ? Combien de temps ils pourront résister ? Pourquoi veulent-ils renoncer à leur culture ? Ils répondront :
«     - Vous savez, nous on est pas comme les autres Roms. On est des Roms roumanisés. On croit en Dieu. C’était nos ancêtres qui se déplaçaient et vivaient sous des tentes.
-          Mais y-a-t-il encore des Roms traditionnels ?
-          Oui, il y en a juste sur le terrain d’à côté mais ils sont dangereux, ils se battent, ils volent. On a rien à voir avec eux »
Nous voilà rassurés, à quelques exceptions près, tout ce qu’on dit sur les Roms est vrai !


                                                                                                          Olivier Peyroux
                                                                                                         



[1] Représentant environ 10 % de la population roumaine et 8 % de la population bulgare.
[2] Cette période transitoire peut être appliquée lors de l’entrée d’un nouvel Etat membre. Elle permet à chaque état membre de protéger, pour une durée de 7 ans maximum, son marché du travail à l’égard des travailleurs ayant la nationalité de l’Etat entrant.
[3] N’étant pas stratégiques sur le plan géographique la Sublime Porte accorda à la Valachie et la Moldavie une large autonomie les autorisant à s’auto-administrées en échange d’un tribu payé chaque année. Cette particularité explique le maintien d’un système féodal jusqu’au XIXème siècle reposant sur un Prince, des propriétaires terriens (boyards), et un  clergé.  Les Roms y étaient réduits à l’état de servitude. 
[4] Les Tsiganes, Une destinée européenne, H.Asséo, Découverte Gallimard, 1994.
[5] Ibid p.85
[6] Roms, Leonardo Piasere, une histoire européenne, ed. Bayard, 2011