Typologie sur la traite des mineurs



Exploitation des mineurs d’Europe de l’Est : du mythe de la question rom à une typologie opérationnelle

Olivier Peyroux, sociologue



Introduction

Depuis une trentaine d’années, des histoires de mineurs exploités provenant d’Europe de l’est émaillent régulièrement l’actualité. La grande majorité est présentée comme appartenant à la « communauté rom ». Plutôt que de préciser les choses, cette expression renvoie à de nombreux fantasmes positifs ou négatifs qui empêchent d’aborder ce phénomène dans sa complexité. Ces débats, comme nous allons le démontrer, sont loin de faire avancer la connaissance sur ce phénomène. De manière plus générale, la traite des mineurs, quelque soit la région de provenance, reste encore peu étudiée et souvent présentée comme identique aux types d’exploitation que subissent les adultes. Dans les travaux spécifiques consacrés aux enfants, elle est souvent abordée partiellement sous l’angle de l’exploitation sexuelle ou comme une sous catégorie de l’ensemble « mineurs non accompagnés »[1] sans qu’on n’en sache davantage.

Cet article, centré sur les mineurs de l’est, a pour objet de mieux cerner les mécanismes conduisant à l’exploitation des enfants migrants en tentant de répondre à plusieurs questions : Qu’entend-t-on par traite des mineurs ? Est-ce un phénomène culturel propre à un groupe ethnique ? Quelles sont les causes de l’exploitation ? Qui sont les groupes les plus vulnérables ? Quelle lecture doit-on avoir de ce phénomène pour proposer une protection adaptée ?  

L’analyse historique des représentations, notamment à travers l’exemple de la migration yougoslave, l’étude des causes structurelles du phénomène puis les éléments de terrain sur les groupes à risque permettront d’apporter certaines clés de compréhension. Cependant, afin de contribuer à la mise en place de mesures de protection adaptée,  il m’a semblé nécessaire de proposer une lecture du phénomène mettant en avant les processus conduisant à la traite. Pour ce faire, je présenterai donc une typologie axée sur les causes de l’exploitation et qui, je l’espère, pourra faciliter l’analyse des situations rencontrées. Les données de terrain utilisées  proviennent en grande partie de l’association Hors la Rue où j’exerce mon activité professionnelle[2]. Ces informations seront complétées par celles du Parquet des mineurs de Paris ainsi que différentes organisations rencontrées lors de missions dans les Balkans.

Avant d’aller plus loin, il est nécessaire de définir ce qu’est la traite des mineurs ou l’exploitation des mineurs que nous utiliserons ici comme synonyme.


Les textes législatifs de référence sont :
- le protocole additionnel à la Convention contre la criminalité transnationale organisée dit « protocole de Palerme » adopté par les Nations Unies en décembre 2000,
- le protocole facultatif à la convention internationale relative aux droits des enfants (CIDE) adopté par les Nations Unies en mai 2000 portant essentiellement sur la vente, la prostitution et la pornographie des mineurs,
- La convention du Conseil de l'Europe sur la lutte contre la traite des êtres humains dit « convention de Varsovie » adoptée en mai 2005.

L’article 3, paragraphe c) de la convention de Palerme précise : que le recrutement, le transport, le transfert, l’hébergement ou l’accueil d’un enfant aux fins d’exploitation sont considérés comme une traite des personnes sans qu’il y ait nécessairement de recours à la force ou d’autres formes de contrainte. Le texte de la CIDE liste dans son article 3 les activités à réprimer et permet d’étendre encore davantage les mineurs considérés comme victime de traite. Il y a donc une acceptation plus large que pour les adultes, qui permet de qualifier certaines stratégies de survie comme, par exemple,  la prostitution occasionnelle sans encadrement, comme appartenant au champ de la traite. 

De ces deux textes il apparaît que : toute personne organisant, facilitant ou profitant d’exploitation économique ou sexuelle de mineurs avec ou sans pression exercée peut être poursuivie pénalement sur l’infraction de traite des êtres humains.

Notre définition empirique qui sort du champ juridique sera donc la suivante : tout mineur devant rapporter de l’argent à des personnes tiers, en dehors de ce qui est prévu par la loi, et / ou offrant des services sexuels avec ou sans contrainte et quelque soit le type de rémunération, est considéré comme mineur victime de traite.



I/ Un phénomène occulté par le mythe de la question rom

Afin de mieux déconstruire le lien entre migration, traite et « origine ethnique », il est intéressant de revenir sur l’exemple de la migration yougoslave, plus ancienne que celle des autres pays de l’est, et offrant donc davantage de recul. Celle-ci a, en effet, démarré dès la fin des années soixante et s’est, en très grande partie, « normalisée », bien que des cas d’enfants en situation de traite appartenant surtout à des groupes roms ont été recensés en Allemagne, en Belgique, en France et en Italie dès le début des années 80. Pourtant, comme nous allons le démontrer, l’explication culturelle sur la difficile adaptation des roms à notre société ne fonctionne pas. Au contraire, la grande majorité des migrants roms d’ex-Yougoslavie a su s’insérer en Europe de l’Ouest. L’apparition de mineurs en situation de traite n’a donc rien de « culturel » mais relève bien d’un contexte économique et social. Qu’ils s’agissent d’organisations criminelles,  de petits groupes, de quelques familles ou de stratégies de survie ces phénomènes apparaissent principalement lorsque les migrants éprouvent des difficultés d’insertion sur le marché du travail dans leur pays ou dans les pays d’immigration.  


En 1968, Tito ouvre les frontières à ses ressortissants afin qu’ils puissent travailler de façon saisonnière à l’étranger. Ces nouveaux migrants, dont une partie non négligeable est composée des différentes minorités ethniques du pays, sont appelés les « Gastarbeiter »[3]. A partir de 1972, la plupart des pays occidentaux les autorisent à s’installer et à procéder au regroupement familial. La prospérité apparente de certains villageois et les difficultés économiques que connaissent les paysans et les artisans des campagnes yougoslaves, incitent des populations plus pauvres à tenter leur chance sans nécessairement posséder de connaissances fiables à l’étranger. Parallèlement, en Europe de l’Ouest, à la fin des années soixante dix, l’apparition du chômage freine les possibilités d’insertion sur le marché légal du travail. Ces nouveaux arrivants passent alors par des intermédiaires censés leur trouver un emploi non déclaré, un logement… Un commerce se développe sur cette population moins instruite et moins qualifiée et des cas d’exploitation apparaissent. Relativement rapidement, la quasi-totalité de ces « groupes victimes » apprennent les codes des sociétés d’accueil, s’affranchissent des intermédiaires pour travailler à leur compte ou préfèrent repartir au pays. A la fin des années 80, c'est-à-dire, avant l’éclatement de la Yougoslavie, la très grande majorité des migrants était relativement bien insérée dans leur nouveaux pays d’accueil. Cette diaspora est  devenue alors « invisible » pour les opinions publiques des pays concernés.

La situation des migrants rom yougoslaves de cette période est instructive pour mieux déconstruire le mythe « du problème ethnique ». En effet, à l’ouverture des frontières, les roms n’ont pas adoptés de stratégies différentes des autres Gastarbeiter.  De plus, leurs apparences vestimentaires ne correspondant pas aux clichés des européens de l’ouest sur les tsiganes, ils n’ont pas fait l’objet d’attention particulière de la part des pouvoirs publics. Il faut seulement attendre, la fin des années 70 pour qu’en Suède et en Allemagne, des services sociaux ou des associations en faveur des droits de l’homme[4] soulèvent la question d’un traitement différencié de ces populations. Les causes invoquées étaient : la discrimination dans leur pays de provenance, l’holocauste ou les origines indiennes « synonyme » d’une culture propre nécessitant des « réponses adaptées ». Ces mouvements ont commencé à s’intéresser à ces migrants tsiganes car l’apparition du chômage à l’ouest et  l’arrivée de populations rom plus pauvres et peu qualifiées (notamment les roms Xhoxane de Bosnie)[5] les ont rendu plus visibles. En effet, ces derniers, par manque de choix, se sont rabattus sur des petits métiers comme la vente de fleurs, la mendicité… C’est dans ce contexte que des situations d’exploitation d’enfants (vol, pickpocket) ont alors fait leur apparition. L’éclatement de l’ex-Yougoslavie et l’arrivée massive, surtout en Italie et en Allemagne, de refugiés roms de Bosnie et du Kosovo ne bénéficiant pas d’attaches familiales sur place, va encourager le développement d’organisations ou de tiers profitant de ces groupes démunis pour faire de l’argent. Du fait de leur minorité, les enfants seront utilisés afin de mettre en échec le système pénal des pays d’accueil. Suite à quelques histoires médiatisées de traite, ces populations, qui, dans leur grande majorité, étaient invisibles pour les opinions publiques italienne, allemande, française, belge, etc.., vont devenir conformes aux clichés existant sur les tsiganes. La question sociale liée à l’insertion économique de ces groupes va alors disparaître au profit d’un problème « ethnique rom », cause unique, systématiquement mise en avant, justifiant l’impossibilité de ces populations à « s’intégrer ». Les venues successives, des populations des autres pays de l’est ne feront qu’entretenir ce schéma de pensée.

La migration roumaine et bulgare rom et non rom a surtout démarré au début des années 90, lors de la chute des régimes communistes. Elle s’est accélérée dans les années 2000 avec la disparition des visas court séjour pour l’espace Schengen[6]. Pour les populations des campagnes qui ont souhaité tenter leur chance à l’étranger, les étapes se sont révélées similaires à l’exemple yougoslave. Les premiers villageois, inscrits dans une migration communautaire, se sont relativement bien insérés. Les hommes sont partis les premiers souvent avec des adolescents en âge de travailler[7] puis, les regroupements familiaux ont eu lieu, tout en entretenant des liens étroits avec le pays. Petit à petit, ce mouvement a touché des  régions moins développées avec des populations peu qualifiées. Là encore, des intermédiaires ont su profiter de l’absence de débouchés à l’ouest pour faire de l’argent. Des cas d’exploitations d’adultes et d’enfants sont apparus parmi les roms et les non roms[8]. La population rom de Roumanie a globalement suivi les différentes étapes de la migration roumaine issue des campagnes dans des proportions similaires[9] avec quelques particularités[10] par rapport aux roms migrants provenant des autres pays des Balkans.

Il n’y a donc pas une migration spécifique « aux roms » d’Europe de l’est avec son corollaire d’activités illégales débouchant nécessairement sur l’asservissement des enfants. Nous pouvons seulement constater qu’en fonction du contexte socio-économique, des pays d’immigration et des stratégies mises en place par les différents roms migrants l’insertion est plus ou moins rapide et plus ou moins semblable aux autres migrants provenant du même pays. La « question rom » fait son apparition lorsque certains groupes roms ou non roms, n’arrivent pas à s’insérer sur le marché du travail et du logement. Leur présence devient alors plus visible pour l’opinion publique, des sujets médiatiques sur des groupes ayant des activités illégales apparaissent. Les institutions prônent alors un traitement spécifique de cette « population » qui en réalité recouvre un ensemble très hétérogène aux contours flous. L’objet tsigane fantasmé[11] est alors réactivé, l’exploitation des mineurs devient un « trait culturel rom »[12] dont il est facile de déclarer son impuissance à lutter contre pour mieux légitimer des politiques de « gestion des flux migratoires ».  

2/ Les causes structurelles de l’apparition d’enfants à « risque » d’exploitation

L’émergence de mineurs vulnérables à l’exploitation est liée à une série de facteurs, relativement évidents, liés aux changements socio-économiques des pays d’émigration tels que :  
-          l’apparition au sortir du communisme du chômage chez les populations ayant un faible niveau de qualification,
-          l’augmentation du coût de la vie,
-          les allocations chômage et autres prestations sociales faibles et difficile d’accès,
-          la déscolarisation précoce des enfants pour améliorer les revenus familiaux.

Plutôt que de lutter contre l’apparition de nouveaux groupes de population fragilisés, le  processus d’adhésion à l’UE, ainsi que la présence d’une forte corruption[13] dans tous les domaines, les a plutôt renforcées. L’exemple de la Roumanie, pays d’où viennent la plus grande partie des mineurs exploités en Europe de l’ouest, va permettre d’illustrer ce propos.

A la chute du mur, les images des enfants délaissés dans des orphelinats sordides font le tour du monde. De nombreuses fondations étrangères se mobilisent et font pression sur la communauté internationale pour que la Roumanie accepte l’aide et change sa politique de l’enfance. Des programmes, puis des ONG locales sont financés afin d’améliorer les conditions de prise en charge. Dans le cadre du processus d’adhésion, l’Union Européenne prend le relais avec des moyens considérables. Par la venue d’experts de l’UE, le pays se dote d’institutions de protection de l’enfance devant aboutir à la désinstitutionalisation des enfants internés et d’une justice des mineurs. Cette focalisation sur une catégorie d’enfants et l’amélioration effective des conditions de prise en charge de ces derniers, à masquer la dégradation des conditions de vie de nombreuses familles des campagnes suite à l’apparition du chômage et l’absence de politique de requalification. Le phénomène d’absentéisme scolaire et la progression de l’illettrisme n’a pas suscité la mise en place de politiques sociales de correction. Au contraire, les politiques du FMI et de l’UE à l’égard de la Roumanie se sont concentrées essentiellement sur la réduction des dépenses d’Etat contribuant à la dégradation du système d’éducation et de protection. Concrètement, cela s’est traduit par une réduction du nombre de professeurs, une baisse de leur salaire par rapport au coût de la vie, une dégradation de l’accès au système de santé et une absence d’accompagnement des couches les plus vulnérables[14]. La crise actuelle qui touche la Roumanie risque d’amplifier l’abandon scolaire, car afin de satisfaire au nouvel accord « stand by » conclue avec le FMI, près de 15 000 postes de professeurs, seront supprimés.  Cette mesure va entrainer la fermeture de nombreuses écoles de villages et, par conséquent, augmenté le nombre d’enfants vulnérables à l’exploitation.




Dans les pays d’immigration on peut citer quelques facteurs structurels expliquant le développement des phénomènes d’exploitation :  
-          l’accès au marché de l’emploi extrêmement complexe[15],
-     la diminution de la protection sociale notamment pour les populations étrangères,
-          la saturation des structures d’accueil pour les mineurs en danger,
-          l’absence de dispositif adapté pour les mineurs victimes d’exploitation.
-          la structuration de la migration par des compatriotes rendant tous services monnayables pour les personnes ne disposant pas de réseaux sociaux fiables à l’étranger,

S’agissant des réponses mise en place en Europe de l’ouest pour lutter contre la traite, malgré la diversité des politiques de protection de l’enfance, le constat est souvent le même : les associations et les autorités de protection de l’enfance se mobilisent essentiellement sur les jeunes filles prostituées. Cette implication a souvent permis de faire diminuer leur nombre bien qu’il faille être encore prudent[16]. La difficulté concerne surtout les autres formes de traite : prostitution masculine, vol, pickpocket, mendicité forcée associée exclusivement aux tsiganes[17]. Comme nous l’avons évoqué plus haut, le renvoi à la « question rom » permet d’expliquer l’impuissance des autorités à agir sur le terrain social. Cela permet aussi de justifier l’absence de moyens mis en place pour lutter contre ce phénomène.

Pour résumer, le traitement social des mineurs exploités venant de l’est fait apparaître deux catégories de victimes d’un côté « les vraies » : les jeunes filles mineures exploitées sexuellement et de l’autre, celles « d’un système culturel qu’on ne pourra jamais changer ». A ce propos, il est important de souligner que ces deux dernières années, les formes d’exploitations liées au vol, au pickpocket, à la prostitution masculine ou à la mendicité forcée ont fortement augmenté tandis que les cas recensés de prostitution de filles mineures sont relativement faibles et constants[18].   

3/ Groupes observés et essai de typologie

Si les données présentées plus haut permettent de mieux comprendre les causes générales de l’exploitation des mineurs, il est nécessaire d’affiner l’analyse par les observations de terrain. La pratique nous montre qu’il n’y a pas nécessairement de corrélation mécanique entre les facteurs structurels contribuant à la vulnérabilité des enfants et les mineurs exploités.  La réalité est toujours plus complexe. Les groupes à risque varient en fonction des pays, de la forme d’exploitation, évoluent dans le temps en fonction de la législation, des politiques institutionnelles... Je  présenterais ici, les situations recensées lors de ma pratique professionnelle entre 2007 et 2009 en région parisienne[19] ou lors de séjours dans les Balkans afin d’insister sur la diversité du phénomène. Je tenterais ensuite de conceptualiser davantage ses informations afin de construire une typologie mettant en avant les mécanismes de l’exploitation. 

Comme nous allons l’observer, l’exploitation des mineurs touche différents groupes sociaux ne partageant pas nécessairement des caractéristiques communes.

Le recrutement de prostituées mineures concerne majoritairement des  jeunes filles des campagnes provenant de Roumanie[20]. Il s’agit, la plupart du temps de familles isolées avec des liens communautaires faibles. Il n’y a pas une région précise de provenance. Le recrutement se fait surtout par la tromperie et/ou la séduction[21].

Pour ce qui est des jeunes bosniaques pickpockets opérant dans les lieux touristiques, bien que les informations restent très incomplètes, les mineurs à risque semblent être surtout des filles provenant des villes et souvent délaissées par leur parents pour diverses raisons (divorce, départ à l’étranger, décès…). Sans véritable perspectives, elles se laissent « acheter » comme le veut la tradition du mariage (détournée ici à des fins d’exploitation), pour avoir une vie meilleure à l’ouest.  

Les jeunes garçons, victimes de mendicité forcée ou, plus rarement, contraints à se prostituer sont issus majoritairement de familles roms peu qualifiées du sud de la Roumanie. Faiblement intégrées pendant la période communiste, travaillant dans les coopératives agricoles ou sporadiquement dans des fabriques ces familles se sont retrouvées très rapidement au chômage sans véritable perspective de reconversion. L’absence de qualification les a amenées alors à pratiquer des activités de journaliers. Pour faire face à l’augmentation du coût de la vie (très brutal à partir de 2000), les enfants, ont été mis à contribution, au détriment de leur scolarisation. Lors de l’entrée de la Roumanie dans l’Union européenne ces populations ont eu la possibilité de se déplacer grâce à leur seule carte d’identité. Beaucoup ont emprunté de l’argent à un taux usuraire, pour partir essentiellement en Italie ou en France (notamment à cause de la proximité linguistique). Le remboursement s’est parfois fait grâce à l’argent ramené par les enfants.

Les adolescents et jeunes adultes pratiquant la prostitution comme mode de survie, sans encadrement apparent, sont surtout de Roumanie et de Bulgarie[22]. Ils sont issus de villages ou de Mahalas[23] dont une partie importante de la population est migrante[24]. Certains sont mariés et utilisent ce moyen pour entretenir leur jeune famille restée au pays.  

Enfin, les mineurs pratiquant le vol à la tire, le vol au distributeur automatique de billet et autre, proviennent, la plupart du temps, de petites villes ou de mahalas. Ils sont souvent encadrés par des organisations mafieuses étendant leurs activités dans plusieurs pays d’Europe de l’Ouest. Les formes d’embrigadement et les rapports entre l’organisation, les familles et les enfants sont difficiles à connaître, tant la loi du silence est forte. L’appartenance à un quartier délaissé par les autorités, souvent isolé du reste de la ville, ainsi qu’une organisation communautaire stricte sont généralement la règle. Les groupes rencontrés en région parisienne viennent du sud de la Roumanie avec des activités similaires en Italie, en Espagne et au Royaume Uni[25].

On le voit les mineurs exploités regroupent des réalités très diverses et n’appartiennent pas nécessairement un groupe précis, ayant des caractéristiques communes. Ni la région de provenance, ni l’activité, ni l’âge, ni les conditions socio-économiques de la famille peuvent être retenus comme critères déterminants dans le processus d’exploitation. Il apparaît,  cependant, nécessaire  de proposer une lecture conceptuelle du phénomène afin de décrypter rapidement les différentes situations et de proposer des solutions adaptées.  Dans la littérature sur la traite des êtres humains,  la plupart des typologies se fondent sur l’activité pratiquée en distinguant, par exemple, l’exploitation sexuelle et l’exploitation économique puis en créant des sous catégories, pornographie - prostitution / esclavage domestique – travail agricole… Dans le cas des situations décrites précédemment,  cette catégorisation me semble peu opérante car beaucoup de jeunes passent d’une « activité » à une autre et subissent différentes formes d’exploitations. A l’inverse, des jeunes pratiquant, par exemple, la prostitution sur un même lieu, n’ont pas, nécessairement les mêmes pressions.

Pour cette raison je préfère proposer une typologie qui repose sur trois types d’asservissement pouvant se superposer. L’idée est de mettre en avant les processus aboutissant à la traite et non les conséquences.  Comme toute tentative de catégorisation ces ensembles sont par nature schématiques et ne rendent pas nécessairement compte des mouvements d’une catégorie à l’autre.

Les trois types sont :
- Asservissement lié à l’inaccessibilité du marché du travail
- Asservissement lié à la famille
- Asservissement lié à un tiers et/ou à une organisation

Les données utilisées sont celles de l’association Hors la Rue[26] et de l’UEAT de Paris pour l’année 2009. Loin d’être exhaustives, elles ne peuvent être généralisées. Elles permettent juste d’illustrer le propos et de donner des indications sur les différentes tendances. 


Source HLR 2009 – UEAT de Paris 2009

Commençons par prendre chaque ensemble séparément :

Asservissement lié à l’inaccessibilité du marché du travail

En 2009, 38 jeunes rencontrés par l’association étaient dans cette situation soit 22% de notre échantillon. La grande majorité est composée de garçons âgés entre 15 et 18 ans, qui décident, sans contrainte apparente d’un tiers ou de la famille, de pratiquer la prostitution. Le processus qui conduit des mineurs migrants à cette activité est relativement connu et détaillé[27]. De manière très schématique le cheminement est le suivant : à son arrivée, le jeune migrant, confiant dans ses espoirs de réussite, se confronte à un marché du travail extrêmement concurrentiel et difficile d’accès quelque soit la voie choisie légale ou illégale. Les autres jeunes, présents depuis plus longtemps, vont souvent le « conseiller » sur les activités rémunératrices accessibles compte tenu de sa situation. Rapidement, le coût de la vie, les difficultés de logement et quelques expériences de travaux au noir mal payés l’obligent à revoir sa stratégie initiale.

Plusieurs choix s’offrent alors à lui :
- la mendicité (souvent mauvaise pour l’estime de soi surtout chez les garçons),
- le vol et les différents petits trafics (rarement souhaités notamment à cause d’une probabilité forte de se retrouver en prison),
- la protection de l’enfance, qui reste mal connue (assimilée au foyer contraignant et à
l’absence de débouchés après 18 ans),
- la prostitution qui, dans ce contexte, apparaît souvent comme la solution la moins
pire et où l’argent, semble être plus « facile » à gagner qu’ailleurs...

En 2009, certains jeunes ont confié pratiquer cette activité depuis plusieurs années dans différents pays d’Europe passant par un client ou par des associations pour la nourriture, la santé, l’hébergement sans qu’une véritable alternative se dessine.

Asservissement lié à la famille

2 jeunes ont été rencontrés soit 1% de l’échantillon. Il s’agit ici de familles mal traitantes qui décident d’utiliser leurs enfants pour faire de l’argent. Contrairement à une idée souvent véhiculée, en 2009 comme lors des années précédentes, très peu d’enfants étaient dans cette situation.

Asservissement lié à un tiers et/ou à une organisation

En 2009, l’association en a rencontré 23 mais l’UEAT de Paris et les services de police évoquent une fourchette entre 70 et 100 soit 40% de notre échantillon si l’on retient l’estimation basse. 

Il s’agit ici de la forme de traite la plus organisée, à savoir des enfants sont amenés en France puis utilisés pour faire de l’argent via des menaces physiques et psychiques. Cela concerne surtout des jeunes filles ayant rarement plus de 16 ans provenant d’ex-yougoslavie. Elles sont exploitées en France surtout comme pickpockets mais peuvent être forcées à se prostituer si la somme demandée n’est pas réalisée.

Asservissement lié à l’inaccessibilité du marché du travail et à la famille

Nombre de jeunes rencontrés 20 soit 12% de l’échantillon. Certaines familles n’accédant pas à des activités suffisamment rémunératrices décident de mettre leurs enfants à contribution. Dans certains cas, la situation temporaire dure et s’amplifie. Les enfants doivent alors ramener une part de plus en plus importante des revenus de la famille. En 2009, les jeunes rencontrés dans cette situation pratiquaient essentiellement la mendicité jusqu’à des heures tardives. Ils étaient âgés entre 8 et 14 ans.

Asservissement lié à l’inaccessibilité du marché du travail et à un tiers

Un seul jeune était dans cette situation soit moins d’1% de l’échantillon. Il s’agit principalement de l’exploitation économique (travail sur les chantiers, travail dans les ateliers, travail domestique) qui reste souvent très difficile à repérer et qui semblerait moins développer chez les mineurs provenant d’Europe de l’Est que parmi d’autres populations (notamment asiatiques).

Asservissement lié à la famille et à un tiers

52 jeunes ont été rencontrés soit 18% de l’échantillon. L’imbrication entre tiers et cellule familiale décourage souvent tout travail éducatif car les jeunes sont pris dans des conflits de loyauté envers leur famille et préfèrent continuer leurs « activités » plutôt que trahir leur proches. Deux principales formes d’exploitation, en région parisienne, ont été rencontrées :
- le vol forcé (notamment au distributeur automatique de billets),
- la prostitution de jeunes filles mineures où la famille est partie prenante.

Si dans la première situation, la présence d’organisations contrôlant l’activité est assez évidente, le cas des jeunes filles victimes de prostitution ressemble d’avantage à de l’exploitation familiale. Cependant, les quelques enquêtes qui ont abouties en France ou en Roumanie, démontrent que souvent, derrière la tante ou la mère, se cachent des tiers, séjournant la plupart du temps au pays, et déléguant à la famille ou à d’autres filles le soin de récupérer l’argent.

Asservissement lié aux trois ensembles

10 jeunes ont été rencontrés en 2009 soit 6% de l’échantillon. Cela correspond aux enfants dont les familles ont des dettes importantes et qui doivent participer à leur remboursement le plus rapidement possible pour éviter que les intérêts soient trop importants. Ce système, appelé kamata[28] ou dobînda, est largement détaillé dans un précédent article[29]. Il faut souligner que dans la plupart des situations les familles réussissent à sortir de ce système de dettes d’une manière ou d’une autre. Cependant, les conséquences sur les enfants habitués à des activités dangereuses, se font sentir à long terme. En effet, ces derniers ont tendance à poursuivre ces activités pour aider leur famille toujours dans le besoin, pour leur propre compte ou pour le nouveau foyer qu’ils ont fondé.


Conclusion

Du fait de sa connotation extrêmement passionnelle la lutte contre la traite des mineurs est souvent utilisée dans les discours pour affirmer une forme de supériorité culturelle. D’un côté, notre civilisation fondée sur les droits de l’homme et la protection des plus vulnérables, de l’autre, des pays barbares aux pratiques ancestrales, cruelles, gangrenés par les mafias et qui menace notre identité. Cette présentation politique des choses, qui permet aussi de légitimer l’inefficacité des programmes généralistes ou l’absence de moyens, empêche la mise en place de solutions.

A travers cet article, le lecteur comprendra, je l’espère, que la lutte contre la traite des mineurs n’est pas synonyme de fatalité. En effet, si l’on prend les jeunes d’Europe de l’est en situation d’exploitation sur Paris, une partie importante n’est pas tenue par une mafia ou un réseau. Parmi les adolescents qui se prostituent, la sortie précoce du système de scolarisation, l’impossibilité à s’insérer sur le marché du travail et une relative impunité des clients sont les principales causes de la traite sur lesquelles il ne semble pas si compliqué d’agir. Les familles migrantes roumaines ou bulgares qui mettent leurs enfants à contribution pour rembourser des dettes ou tout simplement faire face au coût de la            vie n’ont pas vocation à rester définitivement dans cette pratique. L’exemple de la migration yougoslave nous rappelle qu’il s’agit d’une étape dans le processus migratoire plus ou moins longue en fonction des possibilités d’insertion dans le pays d’accueil. Supprimer les barrières du marché de l’emploi, qui visent ces ressortissants, est sans doute une des façons les plus efficaces de lutter contre l’utilisation des mineurs. Si nous abordons les cas les plus extrêmes, c’est-à-dire des enfants tenus par une organisation et sommés de ramener chaque jour une somme d’argent, là encore des réponses, dans le champ de la protection de l’enfance, peuvent être apportées. L’éloignement dans des foyers avec des équipes éducatives formées peut fonctionner. Ce système[30] existe, en France, pour les victimes majeures, mais n’est toujours pas mis en place pour les mineures. Dans les pays d’émigration, des actions de prévention bien ciblées sur les risques d’exploitation liés à la migration peuvent parfois être efficaces pour des groupes fonctionnant sur un mode communautaire.

Bien d’autres exemples peuvent être donnés qui montrent, en creux, le manque de volonté des Etats à agir réellement. Ces initiatives doivent être tentées mais risque d’avoir un impact de plus en plus limité tant que des politiques, habillées sous le nom vertueux de « rigueur », encouragées par le FMI et l’UE, ont pour résultat l’abandon scolaire, l’illettrisme ou l’accroissement des inégalités.




[1] Angelina Etiemble, Profils, projets et parcours migratoires des mineurs migrants non accompagnés Parcours migratoires des mineurs isolés étrangers, catégorisation et traitement social de leur situation en France, In e-migrinter n°2, 2008

[2] Chaque année, cette association rencontre entre 250 et 300 mineurs des pays de l’est, en région parisienne dont une partie se trouve en situation de traite. Pour plus d’information www.horslarue.org
[3] Mot allemand qui signifie littéralement « travailleurs migrants ». Cette dénomination, utilisée, telle quelle, en serbo-croate provient des destinations majoritaires des migrants yougoslaves à savoir : l’Autriche et l’Allemagne. 

[4] In Balkanologie, « Les trajectoires migratoires bulgares : 1989, une rupture ? », Elena Marušiakova et Veselin Popov Vol. XI, n° 1-2, décembre 2008

[5] In études tsiganes, « La troisième migration », p.60-68, Alain Reyniers, n°1, tsiganes d’Europe.
[6] A partir du premier janvier 2002 les Roumains et les Bulgares se sont retrouvés dispensés de visas court séjour pour l’entrée dans l’espace Schengen.
[7] Dana Dinescu, Visibles mais peu nombreux, Ed. maison des sciences de l’homme, Paris, 2003.
[8] Parmi les situations les plus médiatisées et les plus importantes d’exploitation d’enfants en France on peut citer l’arrivée de jeunes du Pays d’Oas, Nord ouest de la Roumanie, Roumains non roms, utilisés pour récupérer l’argent des horodateurs parisiens.
[9] Depuis 1990, les différents recensements font état d’environ 2 millions de Roumains ayant migré vers l’Europe de l’Ouest soit 10% de la population totale. Le nombre de roms de Roumanie migrants sur cette même période est estimée à environ 100 000 soit moins de 6% si l’on retient les chiffres de la Banque mondiale et du PNUD qui considère leur nombre à deux millions. 
[10] La particularité de la migration rom roumaine réside dans son caractère familial, et son éclatement en groupes distincts la rendant alors très visible. A la différence des roms provenant d’autres pays des Balkans, les nouveaux groupes de migrants font rarement confiance à leurs compatriotes installés depuis plusieurs années issus d’autres régions. La conséquence est que chaque groupe, correspondant à quelques villages voire à quelques familles, recrée son propre système économique et de logement. Cet éclatement rend souvent plus difficile l’insertion des nouveaux arrivants contribuant davantage à leur « visibilité » pour l’opinion publique.
[11] Pour synthétiser les clichés nous pouvons dire : nomades d’origine indienne traversant l’Europe depuis des siècles, incapables de s’intégrer dans la société « d’accueil », et gardant des pratiques barbares héritées de la nuit des temps…
[12] « M. Pierre Lellouche, Secrétaire d'Etat chargé des Affaires européennes, s'est rendu les 11 et 12 février [2010] en Roumanie pour des consultations avec les autorités roumaines. (…) Au cours de sa visite, M. Pierre Lellouche a notamment abordé avec ses interlocuteurs roumains les modalités d'un approfondissement de la coopération franco-roumaine en matière de lutte contre le trafic d'êtres humains ainsi que les perspectives de renforcement des politiques d'intégration des minorités en Roumanie, y compris dans un cadre européen. » extrait du site de l’ambassade de France en Roumanie. L’association dans la même phrase de « trafic des êtres humains », « intégration des minorités » et « cadre européen » présente une fois de plus les roms comme minorité à intégrer en Roumanie pour éviter qu’elle ne se livre au trafic d’être humain dans le reste de l’Europe !  
[13] Voir le rapport de Transparency international 2007 sur la Roumanie et la Bulgarie ainsi que l’étude de la banque mondiale 2007 sur l’évaluation des pots de vin dans le système de santé roumain estimé à 300 millions d’euros par an ! 
[14] L’article d’Alexandra Nacu, In Etudes tsiganes, n°38, « Un double langage : les usages du politiquement correct dans les programmes destinés aux Roms en Roumanie et en Bulgarie » est particulièrement intéressant pour comprendre les choix économiques « de rigueur » et les raisons des échecs des programmes destinés aux roms.
[15] En France, l’accès à l’emploi pour les Roumains et les Bulgares fait l’objet de restrictions pendant la période
transitoire dans laquelle se trouvent ces deux pays. En pratique, malgré une liste de métiers dits « en tension » la
procédure pour une embauche légale reste longue, compliquée et variable d’un département à l’autre.
[16] La prostitution des mineures de l’est n’a malheureusement pas disparue pour autant. On la retrouve sous d’autres formes, plus cachées, comme les escortes girls ou certains clubs. Par ailleurs, il faut signaler que parmi d’autres populations venant du Nigéria, de Sierra Leone, la prostitution des mineures de rue est bien présente et serait en augmentation notamment à Paris. 
[17] Comme nous l’avons vu dans la première partie, il s’agit la plupart du temps de familles ou d’enfants, roms ou non roms, trompés par des intermédiaires et obligés de les rembourser sous différentes formes. 
[18] D’après les données de l’association Hors la Rue et de l’Unité éducative du Tribunal de Paris sur la période 2007 – 2009.
[19] Dans le cadre de l’association Hors la Rue, via l’UEAT de Paris ou lors de visite en prison.
[20] Depuis l’entrée de ces deux pays dans l’UE, la prostitution de Roumaines et Bulgares vers l’ouest, en diminution, s’est à nouveau développée remplaçant les Moldaves et Ukrainiennes plutôt envoyées en Russie, en Turquie ou au Moyen Orient. 
[21] Le scénario le plus fréquent est un jeune homme qui se met en concubinage avec une fille pour pouvoir
l’emmener à l’étranger et la prostituer. Parfois il peut s’agir d’un homme qui séduit une mère divorcée afin de la convaincre de prostituer sa fille. Enfin certaines mineures ont été abordées via des prostituées « expérimentées » qui ne les trompent pas nécessairement sur la nature de l’activité mais sur le partage des gains et les conditions de vie.
[22] Essentiellement des adolescents venant seuls appartenant à des groupes Roms musulmans (Xhorane) ou orthodoxes.
[23] Nom d’origine turc qui désigne en roumain et en bulgare les faubourgs où les populations des campagnes roms et non roms sont venues s’installer pour tenter leur chance. Actuellement cela désigne surtout des quartiers tsiganes en périphérie des grandes villes.
[24] nom turc pour désigner les quartiers constitués souvent par les roms et les paysans fuyant la campagne pour s’installer en ville.
[25] Voir l’étude Cash cash: young Roma and strategies for social prestige M. Conte, A. Rampini and O. Marcu sur le site www.urbarom.crevilles.org
[26] Il est très difficile d’avoir des chiffres fiables ainsi qu’une bonne connaissance de la situation. Je me baserai donc uniquement sur les jeunes rencontrés au cours de mon activité professionnelle à l’association Hors la Rue, et les données de l’UEAT (unité éducative auprès du tribunal) de Paris pour un groupe précis. 
[27] Mai, N. (2007) L’Errance et la prostitution des mineurs et des jeunes majeurs migrants dans l’espace de l’Union européenne, http://research-units/iset/wps/wps_home.cfm

[28] Kamata signifie en serbo-croate intérêt, dobînda à la même signification en roumain. Cependant, les Roumains empruntent davantage le premier mot qui s’écrit alors camata pour respecter l’orthographe de la langue roumaine. Les préteurs sont alors appelés les camatari.

[29] « Traite des mineurs roumains en migration : réalités et processus » Olivier Peyroux, In courrier des Balkans, avril 2009 http://balkans.courriers.info/article12608.html

[30] Réseau AcSé coordonné par l’association ALC Nice